« De tous côtés se créent aujourd’hui des uvres pour les jeunes ouvriers, ces uvres semblent un besoin pour notre époque. Mais chacun les essaie à sa guise, et il faut le dire nous sommes presque seuls à suivre notre méthode ».
Mais que se passe t-il à Marseille, ville qui nous concerne ?
Dès les années 1850 Marseille devient l’un des premiers centres du commerce mondial. Sa population s’accroît de près de 3 % par an. Les travailleurs viennent des départements voisins : Vaucluse, Var, Corse, Gard, Basses et Hautes Alpes. Les ouvriers immigrés étrangers ne cessent d’augmenter. En 1858, les Bouches du Rhône comptent 24534 Piémontais dont 18596 à Marseille. Arrivent espagnols, allemands, napolitains, syriens. Marseille devient à une très grande vitesse une ville cosmopolite. Et en même temps délinquance et criminalité augmentent terriblement !
Face à cela, la solution du Père Timon dont les premiers fruits sont connus paraît pour certains l’idéal à réaliser. Un prêtre, vicaire à la Belle-de-Mai demande au Père de lui donner des aides, de lui prêter quelques uns de ces jeunes gens. Ainsi va commencer la création des “succursales” de l’uvre dans les banlieues. Le Père envoie deux jeunes hommes à la Belle-de-Mai ; il édite à leur intention un règlement rempli de consignes et de conseils. Tout marche bien ; mais voilà que le vicaire est changé ; arrive son successeur qui ne s’intéresse pas à cette uvre… et tout s’écroule ! trois autres succursales verront le jour à Saint Barnabé, à Saint Victor et à saint Joseph. Toutes les trois connaîtront le même sort que celle de la Belle-de-Mai. Ces essais confortent le Père Timon dans l’une de ses convictions. Pour qu’une uvre fonctionne bien et soit assurée d’un avenir certain il faut qu’à sa tête il y ait un prêtre fait pour cela. « Avez-vous un prêtre ad hoc qui se charge de votre uvre ? il faut un prêtre pieux, bon administrateur, qui soit rempli d’entrain pour les enfants et surtout constant » écrira t-il plus tard dans sa Méthode.
Mais revenons à l’uvre de la Rue d’Oran. Le Père continue, bien sûr, à se transformer en quêteur, car il faut de l’argent pour faire vivre cette maison. Mais cette maison, il voudrait qu’elle lui appartienne. Or il n’arrive pas à s’entendre avec les Messieurs Allemand sur un prix d’achat. Aussitôt il jette son dévolu sur le terrain mitoyen de l’uvre : 2800 m2 ; ce terrain est loué à une loge maçonnique. Il achète pour 35100 francs le 5 Mai 1855, mais les francs-maçons sont toujours locataires. La cohabitation est sereine ; ils quitteront les lieux le 29 Septembre 1856 ; mais avant même qu’ils ne partent le Père Timon pose, le 30 Mars 1856, la première pierre d’une nouvelle chapelle ; à Noël tout est fini. Le Père veut que cette chapelle soit consacrée, qu’elle soit une église. Prenant son courage à deux mains il va présenter la chose à l’évêque ; malgré l’opposition du vicaire général, le Père Timon sait prendre l’évêque et obtient gain de cause. La chapelle sera consacrée le 21 Juin 1857 ; elle le sera au Sacré-Cœur. La Fête de la Dédicace est fixée au 18 Juillet. Monseigneur de Mazenod est toujours aussi enthousiaste pour l’uvre du Père Timon ; deux gestes de sa part en sont les signes évidents : le soir même de la consécration de l’Eglise, il écrit à Rome pour obtenir que l’uvre soit érigée en archiconfrérie et le 11 Octobre il nomme le Père, Chanoine. Mais déjà la rencontre des deux personnages pour l’obtention de la consécration en est un beau signe. « Ce n’est ni la richesse, ni l’élégance de votre chapelle qui me poussent à la consacrer ; c’est un témoignage d’affection que je veux donner à l’uvre du Sacré-Cur ». Pour le Père Timon la consécration de l’église au Sacré-Cur est riche de sens. Il écrira plus tard : « le diocèse de Marseille avait été consacré au Sacré-Cur de Jésus par Mgr de Belzunce en 1722, il y avait 135 ans. Or, depuis cette époque, jamais encore une seule église, dans ce pays, n’avait été consacrée sous ce vocable… Nous allions donc être les premiers et longtemps les seuls ; car la cathédrale ne sera consacrée au Sacré-Cur que dans 50 ans. Quelle source de grâce pour nous ! ».
Ces évènements manifestent la vitalité de l’uvre ; surtout la qualité de la vie spirituelle domine, le bon esprit qui y règne. Mais au milieu de tout rayonne un attachement profond , viscéral des jeunes, en particulier du “noyau” à l’uvre, et un attachement filial au Père. Quand il est nommé chanoine ses jeunes savent lui manifester leur attachement, leur dévouement. Ils le connaissent et savent ce qui le touche. « J’avais, écrit le Père, commandé un camail au niveau de la position de fortune d’un père de jeunesse, c’est-à-dire en peau de lapin. Nos jeunes gens me guettaient sur le Cours ; ils me voient sortir de chez le marchand, rentrent à mon insu, et commandent à leur frais le plus beau des camails d’hermine, du prix de cent francs. Le mercredi, au moment du départ pour la cathédrale, ils vinrent me l’offrir en corps. Le dimanche suivant, grande joie dans l’uvre. Vers le soir, on me prie de monter au salon des petits : applaudissements, compliments, chansonnettes, je réponds à toutes ces félicitations, et, tout paraissant fini, j’allais me lever, quand un rideau tombe au fond de la salle, et un grand portrait de ma mère paraît illuminé avec cette inscription : elle l’a vu du haut du ciel. Mes bons jeunes gens, avec un tact admirable, avaient répondu à ma pensée, et moi, ravi de leur bon cur, je me trouvais le plus heureux des pères d’avoir de tels enfants ». C’est au cur d’une telle uvre qu’un nouvel essai de communauté a débuté le 14 Décembre 1856.
De 1854 à 1856 le Père Timon entre en contact avec les Frères de Saint Vincent de Paul, en particulier avec Maurice Maignen et Jean-Léon le Prévost dans le but d’une union entre les deux communautés naissantes. Tout paraît prêt, puis soudain, le Père Timon s’y refuse, tout en restant en très bons termes avec eux. La raison est simple. Timon-David estime que chez les Frères de Saint Vincent de Paul, les religieux laïcs ont trop d’importance ; il redoute que le prêtre ne puisse réellement être à la tête de l’uvre.
Ainsi le 14 Décembre ils sont trop 3 à débuter, un quatrième les rejoindra. « Ce n’était pas encore une société religieuse que nous fondions, mais une sorte d’association pieuse entre gens destinés à se consacrer toute leur vie, dans cette uvre, au service des jeunes ouvriers ».
Mais en 1857 le Père Timon lui-même connaît une véritable conversion intérieure qui va le conduire à mieux envisager la vie religieuse. Sous la conduite prudente du Père Jean du Sacré-Cur il se convertit à la pauvreté. Pour lui, la pauvreté c’est la porte d’entrée de la vie religieuse ; pauvreté qu’il définira plus tard comme « perle précieuse et vraie richesse de la Congrégation »
En 1859, à la demande de Mgr de Mazenod il rédige un « Projet de Règle » L’évêque approuve ce projet le 22 Octobre 1859. C’est le « projet d’une communauté destinée à l’éducation des enfants du peuple ». Quelques temps plus tard, après avoir fait retraite, ils sont 7 à faire profession à la campagne de la Viste. A partir de ce 8 Décembre 1859 la communauté ne cessera d’exister. Voici les noms des sept : Joseph-Marie Timon-David ; Napoléon Aillaud (qui était déjà au Séminaire) ; Antoine Masse ; Eugène Michel ; Simon Vincent ; Joseph Roubaud ; Etienne Munaque.
1859, une grande année timonienne. Le 8 Juillet le Décret d’érection de l’Archiconfrérie est signé. Des uvres pourront s’agréger à celle de Marseille. Plusieurs l’avaient déjà fait. Mais à présent cela est reconnu par Rome.
Mais surtout, c’est l’année de la première édition de la « Méthode de direction des uvres de jeunesse » . Depuis quelques années le Père est en contact avec l’abbé Le boucher qui a fondé une uvre à Angers et qui est venu à Marseille voir l’uvre et le Père. Il pousse à ce que les Directeurs puissent se rencontrer. En 1857 le Père Timon publie une série d’articles qu’il a fait paraître pendant plusieurs mois dans le « Jeune Ouvrier ». Cet ensemble portera le titre de « Lettre à le Boucher ». Maurice Maignen le pousse à cette publication. « je lis, je dévore, je médite vos articles du Jeune Ouvrier. Ils ont un immense retentissement dans les uvres… toutes les uvres sont émues et vous écoutent avec anxiété. Toute ma crainte c’est que vos articles cessent quelque jour. Ce serait une grande perte pour tous ».
Bref, en Août 1858 a lieu à Angers le premier Congrès des uvres. La présence du Père Timon est plus que désirée, il y est ovationné. « Je tiens beaucoup à ce que vous soyez notre Président pendant le cours de nos travaux. Personne ne connaît mieux que vous : Marseille est notre mère à tous » lui est-il écrit. On lit durant le repas le manuscrit du texte qu’il est en train de rédiger sur la Méthode de direction des uvres de jeunesse. Le Père va être connu dans toute la France. Il sera le fer de lance de la « Méthode » surnaturelle. « La théorie de Monsieur Allemand, écrit-il, n’est pas assez connue, et c’est pour cela que nous avons écrit cette Méthode de direction. Sans doute, ce n’est pas en tout identiquement la sienne… mais notre méthode est bien au fond celle de Monsieur Allemand, appliquée aux uvres pour la classe ouvrière ». Il ne se fera pas que des amis. Les partisans de la « Méthode » naturaliste ne comprendront pas sa façon de voir, la jugeront inapplicable. D’ailleurs, dès le Congrès qui a lieu à Paris en Septembre 1859 le vent a tourné. Le Père y est mal à l’aise. N’empêche que le 19 Mars 1859 la « Méthode » a été publiée et tirée à 1000 exemplaires. En 1862, la moitié est déjà vendue, en 1866, tout était vendu. Elle fera connaître le Père loin et longtemps ; elle ne cessera d’être rééditée.
A partout de ce moment-là le Père ne cessera d’être en relation épistolaire avec de plus en plus de directeurs d’uvres ; il sera appelé à venir parler dans de très nombreuses villes. Il sera le chantre de la Méthode ; on l’appellera même un jour le « Docteur des uvres ». L’uvre a mûri, elle rayonne à Marseille et bien loin de Marseille.
La Congrégation religieuse a débuté ; voilà Timon-David, fondateur bien malgré lui.
Quelle plus belle description de son uvre et de lui-même que cette présentation qu’en fait un jour Maurice Maignen :
« La ville de Marseille possède une multitude d’uvres très remarquables. Et pourtant, voyez ce que c’est que la voix populaire, pourquoi cette locution universellement admise, « l’uvre de Marseille » en parlant de celle de Timon-David… Ainsi donc, cette uvre, c’est une chapelle ou plutôt c’est un tabernacle. C’est un des rares sanctuaires où j’ai vu prier. Tout ce qu’enseigne la Méthode est là en action : l’obéissance chrétienne, presque religieuse, l’esprit de sacrifice, l’amour de la Sainte Vierge, le culte de la sainte Eucharistie, une foi extraordinaire, un monde étrange, tout un monde… La méthode de Monsieur Timon est admirable, trop admirable dit-on, mais aussi quel homme que Monsieur Timon ! Il est pieux comme un novice, administrateur comme une compagnie de chemin de fer ; il écrit comme Monsieur Veuillot et il parle comme Mgr Dupanloup. Il est prudent, prévoyant et sage comme de supérieur de la Compagnie de Jésus ; gai, railleur et plaisant comme un jeune ouvrier. A la chapelle, il est majestueux comme Fénelon et dans la cour, il joue à la balle au chasseur comme un petit Catalan. Il est ferme pour la règle, pour l’ordre, la politesse, avec une sévérité noire. Et puis, il est bon, simple, confiant, affectueux, attendri jusqu’aux larmes, comme l’enfant le plus sensible et le plus doux. On conçoit l’immense puissance de tels dons unis à la grâce du sacerdoce ; Oh ayons confiance ! L’Oeuvre de Monsieur Timon se maintiendra .. Et nos successeurs dans les uvres de jeunesse pourront, grâce à Dieu, entreprendre comme nous le pèlerinage de Marseille, comme on va à Rome admirer les maîtres, s’inspirer des chefs d’uvre et revenir ensuite au pays natal ».