Nous étions installés depuis près de quatre mois, tout souriait à mes désirs, quand la Révolution de Février éclata subitement comme un coup de tonnerre. Cette commotion, si terrible pour tout le monde, fut, si j’osais le dire, un bonheur pour notre Oeuvre. Personne jusque-là ne s’était douté de la puissance des ouvriers ; elle apparut tout à coup avec toutes ses terreurs.
Depuis 1830, on avait tout fait pour démoraliser cette classe qui forme, il faut bien s’en souvenir l’immense majorité du pays. L’instruction avait été imprudemment répandue, sans aucun de ces correctifs d’éducation, qui eussent empêché ses inconvénients. Le peuple, gâté par le poison des plus détestables lectures, avait perdu ses mœurs ; avec ce besoin insatiable de jouissances, il demandait à la société plus quelle ne pouvait lui donner ; de là, un antagonisme qui produira tôt ou tard les plus effrayantes catastrophes. La bourgeoisie de notre ville, menacée dans ce qu’elle a de plus cher : dans sa fortune, nous voua, dès ce moment, toutes ses sympathies ; et, quand, un peu plus tard, nous eûmes besoin du concours de nos concitoyens, […], nous trouvâmes dans Marseille, et nous n’avons jamais cessé d’y trouver, l’appui le plus constant et le plus généreux.
Cette révolution eut encore un autre résultat pour notre Oeuvre. J’ai dit que je m’étais appliqué à suivre servilement l’esprit de M. Allemand, sauf les modifications que les différences des temps devaient amener. M. Allemand, qu’on ne l’oublie pas, n’avait pas fondé son Oeuvre pour les fils de famille, pour les enfants des hautes classes. Ceux-là, élevés dans les grandes maisons d’éducation, ne venaient à son Oeuvre que par exception ; ils n’y eussent pas précisément trouvé leur genre d’éducation. Il s’était adressé aux classes moyennes, à la petite bourgeoisie, surtout à la classe des commis de magasins et de bureaux. Nous nous adressions, à une classe nouvelle, que le suffrage universel élevait légalement au rang des autres, pendant qu’en fait, son nombre lui assurait une incontestable supériorité. Il y avait là un horizon tout nouveau, des besoins spéciaux. Il ne suffisait plus de prêcher l’amour de la vie cachée et des plus belles vertus chrétiennes, à des gaillards qui ne croyaient presque plus en Dieu, pas du tout à l’Eglise et qui allaient aux barricades avec une gaieté, un entrain, une absence de scrupules vraiment inconcevables. Voyant donc quels enseignements pervers envahissaient mes pauvres enfants dans leurs familles, dans leurs ateliers, sans aucun contre-poids que l’Oeuvre, je travaillais de toutes mes forces à leur donner cette sureté de doctrine, cet amour de l’Eglise, ce respect de toute autorité, ces bons principes qui sont devenus, grâces à Dieu le caractère distinctif de notre Oeuvre, sa manière d’être, son plus beau titre de gloire. Je reviendrai, dans le chapitre “De notre esprit”, sur ce point si important.
Il me suffit de raconter ici comment nous fûmes amenés à faire de l’esprit de foi, de l’esprit catholique, esprit spécial de notre maison et de tous ses membres. C’est ainsi que, dans sa petite sphère, notre Oeuvre accomplissait une mission vraiment sociale. Les riches venaient à notre secours par leurs dons, que je leur demandais le moins possible ; en revanche, nous leur formions, par la seule influence de notre sacerdoce, par les seuls moyens que donne notre divine religion catholique, une génération d’ouvriers et de commis, probes, honnêtes, chrétiens, solides dans tous les bons principes.
Quels résultats n’eût pas obtenus notre Oeuvre, si les luttes et les persécutions incessantes qui l’ont accablée, lui eussent laissé prendre tout le développement qu’elle pouvait espérer ? Mais, obligé de tout faire par moi-même, d’être prêtre, maçon, surveillant, balayeur, sacristain, décorateur, homme d’affaires, quêteur, comment pouvais-je prétendre à une grande part d’influence, alors que toute ma préoccupation était d’exister ? En vérité, la malice du démon est bien grande ; mais elle serait bien stérile sans le peu d’intelligence de notre pauvre humanité. I]. y aurait un mystère inconcevable dans ces difficultés, qui entourent le bien dans les meilleures oeuvres, si les principes de la foi ne nous éclairaient de leurs clartés. Dieu a voulu que les oeuvres solides s’établissent lentement et difficilement ; un trop rapide succès nuirait à leur durée. Ce succès lui-même, s’il n’avait pas de limites, s’épuiserait en peu de temps. Voilà toute la raison des difficultés inextricables que nous avons rencontrées, mais que la main de Dieu a bien su nous faire franchir, à son jour et à son heure.
extrait des Annales, volume 1, pages 72-75