Caïus (l’abbé Julien) sous le rapport des mœurs et de la piété, était un prêtre irréprochable, c’est l’opinion universelle ; mais il était doué d’une imagination prodigieuse, d’un besoin d’activité inexprimable. Créer était son occupation habituelle, c’était devenu pour lui un besoin une seconde nature. D’abord consacré aux ouvriers adultes, peu à peu son zèle s’était étendu sur tous les âges, tous les sexes, embrassant vingt oeuvres à la fois, tenant tête à tous les besoins, réunissant dans sa personne ce qui aurait suffi à l’activité de tant d’autres.
Pour en donner un seul exemple : après l’installation de l’Oeuvre des ouvriers à La Loubière en décembre 1846, le local de la rue Nau, précédemment acheté à crédit, devenait sans emploi. Pour l’utiliser, Caïus, dans les premiers mois de 1847, y avait déjà installé sept oeuvres, que je ne puis toutes citer faute de mémoire, parce qu’un menuisier, en faisant un marchepied de son enseigne, a coupé deux des lignes qu’elle contenait, mais les cinq autres subsistent encore dans la sacristie des P.P. Minimes. C’étaient :
- une crèche pour la premiere enfance ;
- une salle d’asile, ces deux établissements alors peu nombreux à Marseille ;
- un ouvroir catholique pour les jeunes filles. Voilà le rez de chaussée.
- Au premier étage il y avait un hospice des incurables femmes
- et au second une association pour la vieillesse.
Une Communauté des Dames de Saint Vincent de Paul dirigeait ces cinq oeuvres. Certainement c’étaient des oeuvres excellentes, Dieu me garde de les blâmer, mais mieux eût valu ne les établir que les unes après les autres, les consolider, leur donner des chances de durer.
Pourtant qu’étaient ces oeuvres en comparaison de celles de La Loubière ? Qu’étaient-elles surtout en comparaison de celles qu’il rêvait et dont j’étais le confident ? C’était comme une fièvre qui le dévorait, et quand nous en causions, avec son langage si négligé, il s’élevait jusqu’à l’éloquence. Mais il ne voyait ces œuvres qu’en gros, n’entrant dans aucun détail, les dépeignant à grands traits. Malheureusement il manquait de collaborateurs qui pussent le suppléer en tout, comme le faisaient les religieuses de la rue Nau ; c’est parce qu’il le sentait qu’il m’avait tant désiré. Des aides n’auraient pas suffi : toutes ces œuvres improductives, coûtant au contraire d’énormes frais, il aurait dû en diminuer le nombre s’astreindre à ne plus en créer, payer ses dettes soutenir ses moins nombreuses créations. C’eût été demander l’impossible, l’arracher à sa propre nature. Sa prompte mort fut en quelque sorte une faveur du ciel, elle a pallié ses torts, chacun attribuant à sa fin trop subite la malheureuse réussite de ses affaires. Mais pour moi qui savais tout, j’en ai presque béni le ciel la plus déplorable des banqueroutes, une banqueroute prêtre, eût épouvanté l’Eglise de Marseille s’il eût vécu quelques années de plus.
C’est le moment de dire ce qu’était M. Julien : en un seul mot, mon antipode…, le contraire de ce que je suis… Dans une affaire, ce qui m’absorbe entièrement, ce sont les détails. Je les vois dans leur ensemble mais surtout par le menu, ce qui fait que je suis peu créateur. Je me demande tout d’abord : comment ferai-je ? Quelles sont mes ressources ? M. Julien ne se posait jamais ces questions. Il était de ceux qui disent compter sur la Providence, comme si la Providence avait pour but d’aider à nos folies. »…
A Paris, les ouvriers se réunissaient,innombrables, dans les chapelles du sous-sol de St Sulpice ou autres lieux semblables ; il voulut avoir un local exprès pour eux. Il acheta donc l’immense local dit de La Loubière et cette guinguette attenante et si mal famée appelée le Cheval-Marin. Je ne me souviens plus des dimensions de ces deux enclos réunis, qui allaient jusqu’au Bd.Baille et qu’on a percés depuis de plusieurs rues. Le local des jeunes apprentis en faisait partie, c’est dire son immensité, on ne peut presque plus le reconstruire par la pensée et le souvenir. Une immense chapelle, dite aujourd’hui des Allemands, avec la plus grande salle qu’on pût voir par dessous, deux grandes maisons bâties à distance et un peu au hasard, s’élevèrent comme par enchantement. Ces locaux furent achetés fort bon marché, c’était alors si loin de la Ville, mais à crédit ; les constructions en revanche coûtèrent des sommes folles et l’exploitation de toutes ces Œuvres coûtait aussi beaucoup :
- classes du soir qu’il fut le premier à établir à Marseille ;
- cabinet de lecture avec livres et journaux ;
- musique militaire dont il fit tous les frais ;
- éclairage, impositions, entretien,…
…entretien surtout, car ces centaines d’enfants des Frères, livrés à eux-mêmes, sans aucun genre de surveillance, brisaient tout, portes, fenêtres, mobilier, jusqu’aux murs de clôture, etc… Comment subvenait-il à tant de dépenses ? Voilà où l’abîme se creusait : il avait emprunté cent mille francs à la Société Hypothécaire, c’était une goutte d’eau. Il quêtait du matin au soir dans toutes les maisons de Marseille ; on lui donnait beaucoup, Dieu sait combien, car il ne tenait aucun compte c’était une autre goutte d’eau. Alors il se mit à emprunter sur simples billets chirographaires ; combien ? Je ne le sais. On pourrait le retrouver au greffe du tribunal de commerce. La confiance qu’il inspirait était si absolue, qu’il trouva une autre source dans les bonnes retraitées si nombreuses à Notre-Dame du Mont, qui lui prêtèrent, à l’envi , sur sa simple parole, sans aucun genre de reconnaissance il n’en tenait pas même note sur aucun cahier. Enfin, comme tout cela ne suffisait pas à combler cet abîme, il se mit à faire des billets à ordre, et, quand arrivait l’échéance, un banquier M.Gondard, qui a fait depuis faillite, je crois, les lui renouvelait, Dieu sait avec quelle commission. Et je n’ai pas tout dit.