Lèon BOURGUES (1837 – après 1914) : Témoin direct de la vie du Père Timon-David depuis 1848 jusqu’en 1891
Parmi ceux dont les écrits nous restent, Léon Bourguès mérite le second rang après le Père Aillaud comme témoin de la vie de Timon-David. Sans avoir jamais appartenu à la Communauté, il connut le Père trois ans avant lui, dès le 6 janvier 1848, date de son entrée à l’Oeuvre à l’âge de 11 ans (le Père lui-même n’en ayant que 24 et l’Oeuvre étant à peine fondée depuis deux mois). Ils ne se quittèrent plus jamais pendant les 45 ans de ministère de Timon-David, et moins encore par l’affection mutuelle qui les unissait. Léon suivit tout le cursus de l’Oeuvre. Il fut même choisi par le Père, comme compagnon de voyage à Rome en 1860. Sans que son témoignage écrit atteigne le volume de celui du Père Aillaud, Léon Bourguès (L.B., c’est ainsi qu’il signe ses articles) est l’auteur de 74 précieux articles dans la Revue “L’Apologiste”, publiée à l’Oeuvre de 1908 à 1915 ; auteur aussi d’une “Nécrologie du Père Timon-David” publiée dans la “Revue de Marseille et de Provence” de 1891.
LA PREMIERE RENCONTRE AVEC LE FONDATEUR DE NOTRE ŒUVRE
« Ce fut le 6 janvier 1848, fête de l’Epiphanie, que j’ eus le grand bonheur de me trouver, pour la première fois, en présence du Fondateur de notre Oeuvre, que l’on appelait alors Monsieur l’abbé, et qui n’était âgé seulement que d’environ vingt-quatre ans. Moi-même, je n’avais pas encore achevé ma onzième année. L’Oeuvre pour la Jeunesse Ouvrière de Marseille venait d’être récemment instituée, et j’y avais été conduit par le digne et zélé M. Henri Saver.
C’était un jeudi après-midi, jour de vacance pour les écoliers comme moi. La température, malgré la saison d’hiver, était tout à fait clémente, ce qui permettait aux enfants réunis dans la cour de l’ancien local (celui de la rue d’Oran), de se livrer, avec l’abandon de leur âge, à de joyeux et bruyants ébats, auxquels je ne pris part que d’une manière assez timide, à cause de mon caractère naturellement craintif et réservé. Jusque-là, je n’avais pas encore aperçu le Directeur de l’Oeuvre, quand vers 4 heures du soir, je le vis venir, par la porte de la traverse Chape, du côté où s’élevait une rangée de vieux oliviers au maigre feuillage, remplacés depuis par des platanes plantés à la fin de 1852. D’une allure dégagée, d’une taille svelte, d’une physionomie agréable et d’un air distingué, le jeune Directeur me parut très sympathique. A sa vue, tous mes camarades, laissant leurs jeux, se hâtèrent d’accourir auprès de lui pour le saluer. Il les remercia de cet empressement par un mot affectueux pour chacun, et je compris, à cet échange de bons rapports, qu’il aimait ses petits disciples et que ceux-ci, à leur tour, l’entouraient d’attachement et de respect. C’est à ce moment que je lui fus présenté, à titre de nouveau venu. Il m’ accueillit avec bonté et, par la façon dont il parut s’intéresser à moi, autant que par le gracieux attrait qui semblait se dégager de sa personne, il fit, sur mon imagination juvénile, la plus profonde et la meilleure impression.
Je me souviens qu’il me recommanda surtout de venir fidèlement à l’Oeuvre ; sur quoi, avec une naïve spontanéité, je lui répondis que j’y viendrai toujours ! Ce mot : toujours, lancé sans réflexion, et qui formulait, de ma part, vu mon extrême jeunesse, un engagement un peu téméraire, amena, sur ses lèvres, un fin sourire, et, en même temps, je suppose que son esprit fut traversé par un certain mélange de doute et de confiance. Je suppose aussi que ce dernier sentiment dut l’emporter, car, en me regardant fixement, il redit, après moi, ces deux syllabes : toujours ! et cela probablement pour m’en faire bien comprendre la signification et la portée. Il ajouta, ensuite, qu’il acceptait volontiers ma promesse et qu’il espérait qu’elle serait ferme et durable. Il m’entretint, de la sorte, pendant quelques instants ; puis, il me quitta, après de bonnes et affectueuses paroles, qu’il avait prononcées d’une voix caressante, dont les doux accents allèrent droit à mon cœur. Je fus très sensible à la bienveillance et à l’amabilité de son accueil, et je puis dire que, depuis cette première rencontre, je suis resté sous le charme de son influence, car, de prime abord, il avait exercé sur moi cette attraction communicative qui lui était particulière et qui le faisait aimer de tous ceux qui l’approchaient. Un temps fort long : grande mortalis aevi spatium, comme dit Tacite, s’ est écoulé, depuis lors ; mais ce n’ est pas sans plaisir qu’ après de si nombreuses années, ma pensée se reporte à ce jour, que je considère comme un des plus heureux de ma vie.
C’est que, ce jour-là, je fis un premier pas dans une voie toute nouvelle pour moi. Jusqu’alors, en effet, je n’avais vécu, pour ainsi dire, que sous la simple impulsion de l’instinct de la nature, sans aucune tendance qui me portât à m’élever au-dessus des choses matérielles et grossières ; mais, depuis cette époque, un grand changement se fit dans mes idées. J’eus comme une vision céleste, qui découvrit, à mes yeux, au delà des sphères de la terre, un horizon plus large, plus pur et plus lumineux. Si cette évolution vers ce qui est noble et grand, vers ce qui est bon et généreux, se produisit en moi, j’en suis redevable à 1’homme providentiel que je venais de rencontrer. C’est lui qui m’inspira, par la suite, les sentiments de religion et d’honneur qui élèvent les âmes, et qui les portent, sur les ailes de la foi, de la prière et de l’ amour, vers ce qui doit être notre véritable idéal, c’est-à-dire vers Dieu.
Pour cet incomparable bienfait, qui fut le bonheur de ma vie, j’ai voué, au Fondateur de notre Oeuvre, au chanoine Timon-David, une éternelle reconnaissance, et je ne cesserai jamais de bénir sa chère et sainte mémoire. »
L.B.
(L’Apologiste n° 27 du 15 Octobre 1909, tiré du volume 55 de la Bibliothèque Timonienne)