« Sa petite tête et son petit cœur »

« Sa petite tête et son petit coeur », Joseph ne tarde pas à les mettre au grand jour, et on s’aperçoit bien vite que s’il a d’incontestables qualités, il a des défauts non moins évidents. Son mérite, durant sa vie, sera d’avoir su développer et diriger les premiers, d’avoir corrigé et fait tourner au bien les seconds.

Vif comme la poudre

Qu’il ait eu sa petite tête près de son bonnet, il l’avoue lui-même et, autour de lui, on ne met pas longtemps à s’en apercevoir. Monsieur Cadeau, son maître d’école, qui a assez souvent à intervenir dans des bagarres auxquelles Joseph est mêlé, expérimente lui-même les petites colères de son élève. Un jour, il l’a puni. « Je me vengerai, j’irai le dire à tous les parents, ils retireront leurs enfants, et vous en serez réduit à … brouter de l’herbe » crie le petit Joseph, le rouge au visage, l’indignation dans la voix tout en frappant le sol du pied. Il est aussitôt renvoyé ! A la maison, la vieille bonne a la main leste ; elle le voit se dresser comme un jeune coq : « Pourquoi le frappes-tu ? Je n’ai pas voulu faire le mal ; il suffisait de m’avertir : tu est une vilaine. » Les épisodes de ce gendre sont nombreux tant était vif le sang qui coulait dans ses veines.

Paresseux comme un loir

Cette vivacité qui aurait pu se traduire dans le travail s’évanouit dès que Joseph se trouve devant un livre ou un cahier. Que de coup de baguettes, que de claques il reçoit parce que les devoirs ne sont pas faits, ou pas bien faits ! Moitié pour paresse, moitié pour dissipation, on ne le veut plus à la petite école. Et les trois ans passés au Petit Séminaire n’arrive ni à réprimer sa vivacité, ni à stimuler son amour du travail. Il aurait bien volontiers passé son temps à dessiner des processions d’enfants de chœur avec ses cahiers ou à imaginer quelque plaisanterie, histoire de faire rire.

Une corde qui vibre

Le plus clair de ses excès et de ces défauts vient de l’extrême sensibilité qu’il tient de sa mère : Joseph est une corde qui vibre. Il a pour sa mère un amour passionné, presque maladif. Il ne peut supporter d’être séparé d’elle. Chacune de ses absences est l’occasion de larmes intarissables et de cris déchirants. Un, comme elle est sortie, il court ouvrir la garde-robe et ne trouve rien de mieux pour se consoler que de se frotter les joues contre une des robes de soie : « Il me semblait que le moelleux de cette soie ressemblait aux joues de ma mère ».

Son imagination est aussi ardente que sa sensibilité. Il frissonne, la nuit, dans sa maison de campagne à la Viste, en entendant hurler le mistral dans les grands arbres. Il a peur des vieux portraits tout noirs des Foresta dont les yeux le suivent partout. Il croit aux fantômes, aux revenants, aux petits nains. Il fait ses délices des romans d’écoliers où les nerfs vibrent, où l’imagination est transportée dans un monde irréel. Il s’identifie avec le héros, pleure avec lui, frissonne avec lui, vit sa vie. N’est-ce pas qu’il y a là l’explication et l’excuse de bien des fredaines, de bien des exagérations où le tempérament a plus de part que la volonté ? D’ailleurs la même sensibilité qui cause de si navrants excès doit être un puissant levier pour la transformation de ce tempérament. Madame Timon-David l’a compris. Avec une caresse, un mot de raisonnement et d’affection, elle obtient de son fils tout ce qu’elle veut. La grande punition est de lui dire « vous ». Lui dire « Monsieur » est la punition exceptionnelle. Alors il pleure, il demande grâce.

Un bon petit cœur

C’est pendant les vacances. Le choléra sévit à Marseille. Joseph voit des choses qui lui ont donné le frisson : la ville abandonnée, les morts emportés à la hâte, sans cortège, la grande procession de pénitence, la Messe célébrée sur le Cours par Monseigneur de Mazenod. Joseph n’a que douze ans.

Son frère notaire est obligé de rester à Marseille pour recevoir les testaments. Mais les clercs de notaire, devant le fléau, ont fui la ville et leur travail. Alors, Joseph s’offre généreusement et, pendant que son frère rédige les minutes testamentaires, lui, il porte les papiers à domicile, il parcourt les rues désertes, il frappe à des portes où personne ne répond parce que la mort a frappé avant lui, et il reprend son chemin sans se soucier de la maladie contagieuse, heureux d’être utile et de rendre service !

Il a un cœur d’or ; et quand il a fait quelque sottise il se prend souvent à pleurer à chaudes larmes à la pensée qu’il a probablement causé de la peine autour de lui. Un jour à Fribourg (collège où il sera pensionnaire à partir de 1835) Joseph s’est fait punir. Dans son colère il dit au Père Estève : « Heureusement que dans quelques jours je ne serai plus sous votre patte ! ». Le Père ne dit rien, mais, le soir, s’approchant de l’enfant, il lui tend une image-souvenir signée de sa main. « Mon enfant, vous m’avez dit que bientôt vous ne seriez plus sous ma patte mais vous serez toujours dans mon cœur ». Et Joseph qui pour rien au monde n’aurait plié devant aucune violence, tombe à genoux en demandant, avec des larmes, pardon pour son insolence. Il est vaincu par la bonté, parce qu’il a le cœur foncièrement bon.

Pieux comme un ange

Pieux, il l’est devenu naturellement auprès de sa « sainte mère ». Quand tout petit elle s’agenouille, il s’agenouille à côté d’elle ; il l’entend murmurer quelque chose qui ressemble à « psipsipsipsi » et il répète naïvement comme une formule de prière.

A peine sa raison s’est-elle éveillée que le futur prêtre s’ébauche en lui. Il ne rêve que messe et liturgie. Il a sa chapelle, son autel, sa sacristie. Rien n’y manque : chasuble, chape avec des papiers dorés, verts, rouges, violets, ou noirs. Madame Timon remplit le rôle d’enfant de chœur. Elle coud et tricote durant les trop longues cérémonies, mais quand Joseph se retourne pour dire « Dominus vobiscum », elle se dépêche de dissimuler l’ouvrage sous son tablier.

Quand on demeure à la campagne de la Viste, alors commence la splendeur des grandes processions : Madame Timon habille les petits paysans en pénitents ou en servants ; les petites filles suivent en récitant le chapelet, un enfant officie et le petit Joseph dirige gravement la procession à travers les champs et les bois…

Ces hautes fonctions sacerdotales ne le dispensent pas des actes du simple chrétien : Joseph se confesse. Il gardera longtemps le souvenir de sa première confession : il a bien cherché dans tous les replis de sa petite âme, il s’est fait même aidé par une tante et ils ont trouvé en gros et en détail, quatre péchés. Que d’appréhension et de craintes, mais quelle joie après l’absolution ! Il se précipite dans les bras de sa tante : « Oh ma tante, vous n’en aviez trouvé que quatre, Monsieur le vicaire en a trouvé plus de douze ».

Ce qu’il désire encore plus, c’est la Communion. A la rentrée d’octobre 1832, Monsieur de Saint Rome, le Supérieur du Petit Séminaire, avertit Joseph qu’il doit se préparer à la Première Communion. Cette nouvelle jette l’enfant dans une joie fébrile. Lui, si paresseux d’ordinaire, il se passionne pour le catéchisme. Au parloir, en récréation, à la promenade, il n’est plus question que de cela. Tout à coup, Monsieur, Timon que tourmentent des scrupules jansénistes décide de retarder. Joseph est navré. Sa mère vient de bon matin au parloir pour le consoler. Mais sa douleur est telle qu’il faut décider, pour ne pas augmenter sa peine, qu’il passera chez le jeudi de la Première Communion. L’année suivante, enfin, fou de bonheur, il recevra avec des larmes de joie et d’amour Jésus qu’il a tant désiré durant toute sa vie.

d’après « Timon David : Sculpteur d’âmes »