Une double récompense vint montrer au Père à quel point son évêque avait été content et voulait l’encourager. Les Annales l’insinuaient à la fin du récit de la grande journée du 21. Le jour même, Mgr de Mazenod écrivait à Rome pour faire ériger l’oeuvre en Archiconfrérie. Le même jour aussi il “faisait à M. Guiol une confidence dont nous verrons l’effet le 14 octobre suivant.” Cette présentation du fait, et la façon aussi dont Timon David le raconte en liaison directe avec le récit des fêtes de la Consécration montrent bien que le Canonicat est une conséquence de la consécration de l’église.
Je ne parlerais pas du fait suivant si ce n’était la grande part que l’Oeuvre tout entière voulut y prendre. Le 11 octobre de cette année 1857, je revenais de l’Ecole des Mousses, comme à l’ordinaire ; je trouve une lettre apportée peu auparavant et reconnais l’écriture de mon Evêque. Une grande peur me prit aussitôt je n’avais aucune affaire dans ce moment avec l’Evêché, sans doute c’étaient des reproches. Je vais aussitôt devant le Saint-Sacrement, me mets à genoux, et prie avec ferveur le bon Dieu de me faire supporter avec courage ce danger que je crois entrevoir, sans bien le définir, puis je décachète ma lettre dans la chapelle même. Je la transcris en entier.
“Marseille, le 11 octobre 1857. Mon cher abbé, mercredi est un jour mémorable pour moi (vingt cinquième anniversaire de mon sacre) ; je veux y rattacher un souvenir qui vous prouve l’affection que j’ai pour vous, et ma satisfaction pour votre dévouement au service de la jeunesse abandonnée de notre immense ville. Je me fais donc un vrai plaisir de vous prévenir qu’à la date du 14 octobre je vous nommerai chanoine honoraire de ma cathédrale… Adieu, mon cher fils, je vous donne d’avance l’accolade paternelle et vous bénis de tout mon coeur.
C.J. EUGENE, Evêque de Marseille ».
Je vous l’avoue, mes chers enfants, je tombai des nues et ma joie fut absolue, et pour plusieurs raisons. D’abord, cette faveur était très rare de ce temps, ce qui lui donnait un grand prix ; je l’obtenais à trente quatre ans, avant d’avoir eu le temps de la mériter, ce qui était un grand encouragement ; depuis douze ans, j’avais été si méprisé, persécuté, foulé aux pieds par tout le monde, que ce m’était un grand bonheur de voir mon Evêque approuver ma pénible fondation ; Mgr de Mazenod relevait, par tant d’égards et tant de privilèges, la dignité souvent trop avilie ailleurs de ses chanoines honoraires, pour qu’on ne fût pas flatté d’en être revêtu ; sa lettre, si affectueuse, augmentait encore la valeur de cette grâce ; enfin, surtout, mes chers enfants, je pensais à votre bonheur à tous, à la joie que vous en éprouveriez, et j’étais ravi de vous faire partager cette surprise qui centuple le plaisir. Vraiment, les faveurs devraient toujours appartenir aux plus jeunes. A cet âge, l’ambition n’existe pas encore, on apprécie le moindre bienfait comme on ne sait plus apprécier les plus grands quand on les a longtemps désirés et qu’on a cru les mériter.
Dans ma joie d’enfant, je n’eus qu’un regret c’est que ma mère n’en eût pas joui de son vivant, comme dédommagement aux sacrifices que son amour propre de mère avait dû faire bien souvent, et je laissai percer ce regret ; mes congréganistes ne l’oublièrent pas quelques jours après. J’avais commandé un camail au niveau de la position de fortune d’un père de jeunesse, c’est à dire en peau de lapin. Nos jeunes gens me guettaient sur le Cours ; ils me voient sortir de chez le marchand, rentrent à mon insu, et commandent à leurs frais le plus beau des camails d’hermine, du prix de cent francs. Le mercredi, au moment du départ pour la cathédrale, ils vinrent me l’offrir en corps.
Le dimanche suivant, grande joie dans l’Oeuvre. Vers le soir, on me prie de monter au salon des petits : applaudissements, compliment, chansonnettes, je réponds à toutes ces félicitations, et, tout paraissant fini, j’allais me lever, quand un rideau tombe au fond de la salle, et un grand portrait de ma mère paraît illuminé avec cette inscription. “ Elle l’a vu du haut du ciel ”. Mes bons jeunes gens, avec un tact admirable, avaient répondu à ma pensée, et moi, ravi de leur bon cœur, je me trouvais le plus heureux des pères d’avoir de tels enfants.