Dans le « projet de communauté » écrit en 1859 le Père Timon, âgé de 36 ans, décrit ce que lui-même essaie de vivre et se sent appeler à vivre : se consacrer au soin spirituel des enfants du peuple dont il veut se considérer comme le serviteur et l’esclave ; vivre l’obéissance la plus stricte possible et la pauvreté la proche de celle des enfants, être pauvre en tout, ne se sentir en rien propriétaire de quoi ce soit mais dépositaire, aimer mener une vie faite de mortification et de pénitence, une vie humble et cachée pour “sauver les âmes” ; brûler d’un grand zèle qui “sera le caractère distinctif de notre société” ; une vie d’études et de piété ; le tout vécu dans un grand esprit de famille, d’union et de charité fraternelle.
Sur les instances de Monseigneur de Mazenod, le Père Timon va demander à Rome le Bref laudatif de sa communauté ; une reconnaissance officielle, en d’autres termes. Il l’obtiendra le 14 Février 1861. C’est sur son lit de mort que Mgr de Mazenod « fulmine » ce Bref romain le 9 Avril ; il mourra le 21 Mai . Cette reconnaissance romaine rapide surprend le Père Timon.
« La Sacré Congrégation des Evêques et Réguliers a approuvé notre pauvre petite communauté. Concevez-vous un pareil miracle, en dehors de toutes les règles ordinaires de Rome ? Pour moi, je n’y conçois rien et j’accuserais presque le Saint Père d’imprudence en allant si vite, si je n’étais convaincu que le Sacré-Cur de notre bon Maître lui a sans doute inspiré cette confiance contre toute espérance dont je n’ai jamais pu me défaire au milieu de mes plus grandes tribulations ». En tout cas, cette reconnaissance met la communauté à l’abri de bien des dangers qui, à cette heure, ne sont pas encore prévisibles mais qui viendront.
Pour obtenir tout cela, le Père Timon est allé à Rome du 20 août au 8 septembre 1860. Le 25 Août, à Saint Louis des Français il voit le Pape ; « Moi qui m’étais promis de l’acclamer comme personne, je suis sans voix, inondé de larmes, les plus douces que j’ai versées de ma vie » ; mais mieux encore, le 29 août il a la joie de rencontrer le Pape Pie IX en audience privée et de pouvoir parler avec lui. Le récit de cette entrevue révèle l’immense joie du Père et son profond attachement au Successeur de Pierre. Le 27 août il va dans l’église où repose Saint Joseph Calasanz. Il est marqué par ce saint qui bien plus tard sera pour lui un modèle ; naîtront d’importantes relations avec les religieux de son Ordre.
Mais la raison principale pour laquelle le Père est allé à Rome c’est le désir de rencontrer trois de ses jeunes qui se sont enrôlés chez les Zouaves pontificaux, l’armée du Pape, qui, en tant que chef temporel des Etats Pontificaux est menacé par les Piémontais soutenus par l’Empereur Napoléon III.
Le Père Timon était depuis bien longtemps, ultramontain, partisan farouche du Pape, en ce qui concerne la doctrine. Les évènements politiques ne feront que l’ancrer davantage dans ces convictions. Il sera « catholique sans épithète, avec le Pape et comme le Pape » et l’enseignera à ses jeunes.
Le Père Timon n’a eu pour l’instant qu’un seul évêque, qui l’a encouragé, soutenu, poussé, conseillé, un « père » disait-il. Le 21 Mai 1861 Monseigneur meurt. Ayant gouverné le diocèse depuis 1837 il ne s’était pas fait que des amis.
Son successeur Mgr Cruice est bien accueilli par l’uvre et le Père Timon ; de plus il avait entendu parler du Père Timon et paraît enthousiasmé par le travail du Père ; il l’encourage ; « rempli de projets de toutes sortes, écrit le Père, à tout moment il me faisait appeler à l’évêché… c’était une nouvelle création qu’il me proposait ; Il s’aperçut bientôt qu’il s’était trompé et que si j’étais l’homme d’une uvre, je n’étais pas un homme d’uvres ». Aussi les relations deviendront plus distantes ; de plus très rapidement la santé mentale de l’évêque sera altérée. Toutefois, de passage à Paris, Monseigneur Cruice reconnaîtra la vocation spéciale de Napoléon Aillaud et de Etienne Munaque que le Père avait envoyés faire leur séminaire à Saint Sulpice à Paris, avec tous les encouragements de l’évêque ; il les ordonnera prêtres. Ses insistances finiront par pousser le Père à essaimer et fonder. De nombreuses propositions avaient été déjà faites, mais toujours repoussées. En 1864, le Père ouvre l’Ecole du Sacré-Cur et, un an après, la maison de la Viste.
Mais dès 1860 il construit dans son uvre. Le 9 juin il abandonne le local de la rue d’Oran en échange d’une lisière de 592 m2 pris sur ce grand terrain et il commence la construction de la « grande bâtisse » actuelle de l’uvre, pavillon central et aile de gauche. Sous la sculpture du fronton, un Sacré-Cur rayonnant, il fait graver l’inscription « Fundavit eam Altissimus » ( Le Très-Haut l’a fondée) manière de dire à tout jamais que l’uvre doit son existence au Sacré-Cur.
Le 7 Octobre 1864 le Père Timon ouvre l’Ecole du Sacré-Cur dans les locaux de l’uvre -Mère. C’est une innovation radicale par rapport à la tradition des uvres de Jeunesse.
Les raisons de cette décision sont multiples. Les insistances de Monseigneur Cruice qui le pousse à fonder n’y sont pas rien, mais il y a aussi le fait que le recrutement de l’uvre connaît des périodes difficiles car les Frères qui tiennent les écoles communales empêchent les enfants d’aller à l’uvre ; de plus le nouveau curé de la paroisse Saint Pierre Saint Paul sur laquelle est située l’uvre, l’abbé Caseneuve, ancien condisciple du Père à Fribourg, le pousse à prendre chez lui sa maîtrise. Cette école a certaines particularités : son recrutement est ouvrier ; les enfants y sont reçus très jeunes et y sont gardés le plus possible ; l’école est subordonnée à l’uvre et non l’inverse, et enfin le prêtre n’est pas un aumônier, il est l’âme de la maison, il est le directeur. En ce qui concerne la Viste, on hésite un instant entre la fondation de la Viste et celle que souhaite le curé de Cuges, mais le cur penche vers la Viste. Aussi quand fin juillet on apprend que le terrain désiré, mitoyen de la propriété du Père, est en vente, la décision est prise. « Ce fut le 21 Mai 1865 que trois de nos Messieurs, le Père Munaque et Messieurs Masse et Roubaud vinrent pour la première fois se mettre au service de ce pays ».
Installation précaire dans une grande pauvreté. Il faudra 12 ans pour que l’ensemble des constructions nécessaires puissent être réalisées.
Tandis qu’il dirige l’uvre, édifie sa petite communauté, veille aux constructions et fondations, le Père écrit et publie. Il fait l’Oeuvre et la pense. Poussé par le Père Jean du Sacré-Cur il rédige « L’histoire Confidentielle de la Fondation de l’uvre » en 1860. En 1862 il écrit deux petits traités, l’un au sujet de la persévérance dans les uvres de jeunesse , l’autre sur la communion fréquente, sujet qui lui tenait extrêmement à cur. Mais surtout il s’attelle en 1865 à la rédaction du « Traité de la confession des enfants et des jeunes gens » dont deux volumes paraissent en 1866 ; un troisième s’ajoutera en 1885. Il écrit d’une part pour satisfaire le nombre important de personnes qui lui demandent de leur faire partager son expérience de confesseur et de conseiller spirituel auprès des jeunes et d’autre part pour participer à la formation des membres de sa communauté.
Quand on imagine tout le travail qu’il fournit on est tenté de le prendre pour un homme activiste, dévoré par l’action. Or son cur est fixé sur un Cur, il est de plus en plus l’apôtre de l’éducation surnaturelle car lui-même en vit.
On ne peut donc passer sous silence un événement important dans la vie du Père Timon-David. Il désirait depuis longtemps pouvoir aller en pèlerinage à Paray-le Monial, lieu des apparitions du Sacré-Cur à Marguerite-Marie. Cela se réalise les 25 et 26 Septembre 1863, un an avant la béatification de Marguerite-Marie. Le texte de sa demande montre la place centrale du Sacré-Cur dans sa vie :
« Cur Sacré de mon divin sauveur, ayant le bonheur, par votre miséricorde, de me trouver en ce beau jour au lieu même où vous avez révélé la dévotion à votre Cur adorable, dans ce même monastère où a vécu votre vénérable servante, à cet autel où vous lui avez apparu ; après avoir désiré pendant tant d’années de venir dans ces saints lieux, je vous conjure, malgré ma prodigieuse indignité, de vouloir bien recevoir les humbles prières que je vous adresse en mon nom et au nom de tous mes enfants. Pardonnez-moi tous les péchés passés. Accordez-moi de n’en plus commettre à l’avenir. Recevez-moi comme votre victime, incapable de vous demander des croix que je suis trop faible pour supporter, mais vous conjurant de faire de moi tout ce que vous voudrez, coûte que coûte, pourvu que vous m’en donniez la force, que j’aie le bonheur de ma sauver et que ce soit pour le bien de mes enfants. Je vous recommande spécialement ma petite communauté. Que l’esprit de dévouement, d’abnégation, de vie crucifiée et immolée au salut des jeunes gens croisse toujours parmi nous. Que nous soyons toujours pauvres, zélés, obéissants, bien cachés, en un mot semblables à votre Cur sacré que nous avons choisi pour notre patron et protecteur. Je vous conjure, mon doux Jésus, de vouloir augmenter notre nombre, afin que nous puissions répandre votre esprit et votre dévotion parmi les jeunes gens. Je vous prie pour les membres de la réunion. Ressuscitez leur ferveur, enlevez-leur l’esprit du monde, faites-leur connaître leur vocation et la force pour la suivre. Augmentez aussi leur nombre, pour que le noyau de ceux qui vous imitent de plus près soit plus considérable. Je vous prie pour tous mes Congréganistes du Sacré-Cur. Qu’ils croissent en nombre et ferveur, qu’ils soient fidèles à leurs engagements, qu’ils répandent au loin votre culte et la bonne odeur de votre dévotion. Cur Sacré de Jésus ayez pitié de moi. Cur immaculé de Marie, intercédez pour moi ».
Les notes prises lors de sa retraite spirituelle un an auparavant nous laissent entrevoir ce que vit le Père intérieurement :
« Je me suis représenté Notre Seigneur sous la forme chérie que mon imagination aime tant à contempler : assis dans un endroit agréable mais recueilli, sa poitrine entr’ouverte, et moi à genoux, serré contre son cur, pendant qu’il me dit : Mon fils, donne-toi tout entier à la Sainte Pauvreté. Si tu ne peux la pratiquer d’une manière extérieure et sensible qui ne servirait peut-être qu’à augmenter ton orgueil, fais -toi bien pauvre de cur, vis au milieu de ta petite fortune dans le plus grand dénuement. Surtout sois bien humble, aime la vie cachée, ne cherche plus à paraître, à compter pour quelque chose. Mets-toi aux pieds de tous tes confrères, crois-toi moins qu’eux, évite le bruit, l’éclat. Tu as trop recherché ces choses contraires à ta vocation, et j’ai été obligé de te les rappeler en permettant au démon de s’emparer de toi. Ne rêve plus des honneurs d’aucune sorte, et tiens bien ton uvre dans cet esprit de petitesse ; ce sera sa force et son salut. Tu as une trop grande peur des opprobres, des humiliations. Désire-les, avec ma grâce pour les supporter. Je ne t’enverrai jamais l’épreuve sans le secours. Ces paroles que j’ai cru entendre m’ont singulièrement touché. Je comprends que vouloir la vertu d’humilité sans en vouloir les actes, c’est vouloir la fin sans les moyens ».