Épisode 14
« Je dois mourir au labeur. En tes mains je remets mon esprit » (1885 – 1891)

Le Père Timon-David a vu venir la mort de loin. Toutes les lettres de ses dernières années insistent sur la fin qu’il attend avec patience et confiance. « Je me fait vieux, écrit-il au Frère Roubaud le 1° Mars 1887, il faut vous habituer à cette idée. Le Bon Dieu me prendra quand il jugera que nos œuvres n’ont plus besoin de moi ». Dans ses notes de retraite il note : « Je vieillis, je deviens lourd, je n’y vois presque plus ». Et il refuse à un directeur de séminaire de venir prêcher une retraite en ces termes : « Je suis un vieux cheval fourbu, plus bon à rien, et j’avoue que je ne voudrais pas mourir si loin de Marseille. Chaque chose a son temps, et à soixante sept et demi, j’ai le droit d’être vieux ». Ceci dit le « vieux cheval fourbu » n’aspire pas à la litière. « Je dois mourir au labeur, et non sur la litière comme les chevaux de luxe ». Il veut être là où le Seigneur l’a placé pour travailler à son œuvre ; il refuse les invitations au repos : « Avec la fréquence de mes bronchites, menacé d’être emporté un de ces jours par une fluxion de poitrine comme tous les miens, une saison à Allevard me ressusciterait, écrit-il à un de ses jeunes anciens, mais Dieu m’a attaché à la glèbe, je dois y rester ». A mesure que les années pèsent sur ses épaules et que les infirmités minent son pauvre corps fatigué, les soucis et les devoirs de sa fonction et de son ministère ne cessent de l’occuper et de l’user. On se demande comment une santé si fragile et chancelante peut résister à tant de travail. La réponse est simple : la volonté, l’énergie forte soutenue par l’amour passionnée des âmes qui le dévore. Les alertes de santé se multiplient, mais il va de l’avant. « le 2 mai 1887 il arrive à la Viste livide et épuisé. « Je suis arrivé hier dans un triste état. Mon cœur étouffait dans ma poitrine, car décidément j’ai quelque chose au cœur. Je crois que cela va reprendre aujourd’hui, et je vous arriverai frais et dispos mercredi soir. Je tombe facilement et me refais de même … Que je vous dérange ! Habituez-vous à me voir comme un vieux très encombrant et qui le sera toujours plus ».

En même temps la vie continue. Les quatre œuvres avancent sans bruit. On fête en 1887 les 40 ans de l’Oeuvre-Mère, fête, qui au dire du Père fut « vraiment splendide ». La communauté religieuse, elle aussi, progresse, connaît des joies et des deuils En 1886 ordination du Père Arnoux, en 1888 sont ordonnés les Pères Négrel et Maurin, en 1889, 3 novices font profession, en 1890 le Père Jourdan est ordonné prêtre, mais les Frères Masse et Bousquet partent pour la communauté du ciel. Le 11 Décembre 1888 a lieu le 4° Chapitre Général pour élire le Supérieur Général et ses 2 Assistants. Le Père Timon insiste pour ne pas être réélu, mais rien n’y fait, il sera Supérieur Général jusqu’au bout.

Malgré ses problèmes de santé, les Père Timon continue à être invité à prêcher des retraites, il continue à s’acquitter d’une correspondance importante, il continue à recevoir… et il continue à écrire. De ses derniers écrits 3 doivent retenir notre attention.

Il va lui être demandé, d’abord par l’évêque de Montpellier, d’écrire la vie du Père Jean du Sacré Cœur qui avait été son confesseur durant 32 ans. Elle sera publiée en 1887. Jamais le Père n’avait pensé qu’une telle chose lui arriverait. « Les rapports que j’ai eus avec le R.P Jean du Sacré-Cœur pendant trente ans, avaient un caractère tout particulier. Confident de mes longues douleurs, de mes peines intérieures et extérieures, j’avais pour lui une confiance absolue et je voudrais ajouter : la docilité la plus entière. Mais j’avais aussi le plus grand respect pour lui, jamais je n’aurais osé lui faire aucune question sur sa vie passée ; ma réserve était si extrême que jamais je n’étais entré dans le couvent de ses religieuses. A part sa grande prudence et sa grande discrétion je ne connaissais rien de lui et si j’avais voulu faire sa vie, j’aurais épuisé mon sujet en quelques pages. Mais je n’y avais jamais songé un instant ». C’est bien malgré lui que le Père va se mettre au travail. Sa fatigue, sa très mauvaise vue, tout le poussait à dire non. Mais il obéit ! Cela va être pour lui une très grande grâce ! Les religieuses Victimes du Sacré-Cœur de Jésus mettent à sa disposition tous les papiers et écrits du Père Jean du Sacré-Cœur. Le Père va découvrir son confesseur, sa vie, sa vie intérieure, sa vie de « victime du Sacré Cœur ». Le bénéfice de ce travail sera que le Père lui-même va faire sienne cette doctrine spirituelle vécue par le Père Jean et va la faire connaître autour de lui, et en priorité aux membres de la communauté et aux meilleurs grands de l’œuvre.

De 1887 à 1889 le Père écrit « Les douleurs d’un fondateur d’œuvre ». Cet écrit est « pour la seule instruction de mes frères de la communauté ». Le Père y raconte « les grandes douleurs que lui ont coûté la fondation de toutes nos œuvres ». On a appelé aussi cet écrit « Mes 7 douleurs ». Les cinq premières concernent toutes les difficultés vécues avec différents groupes ou personnes pour l’installation de l’œuvre. La sixième a pour titre « l’ingratitude de mes enfants » ; la septième, quant à elle, a été détruite ; elle avait pour titre « Mes frères de la communauté ».

Enfin, deux mois avant sa mort, en moins d’une semaine, le Père écrit la Préface pour la 3° édition de la Méthode de direction. On peut dire que cette préface est son testament pastoral et la synthèse de sa vie consacrée à la mission. Il écrit au Père Cayol le 4 Mars 1891 : « J’ai fait un long travail pendant la première semaine que je passai à la Viste sur le côté social de nos Œuvres. C’est un aperçu vu de plus haut que nous ne le voyons ordinairement. C’est cette conviction intime, profonde, qui m’a soutenu dans toutes les défaillances que j’ai éprouvées depuis le 9 Mars 1846, 45 ans dimanche ».

Il existe un livre que le Père Timon-David n’a pas écrit ; mais ce livre a permis la diffusion et la mise en pratique de la Méthode du Père pendant de longues décennies. Un livre qui, depuis sa première édition en 1913, n’a jamais cessé d’être réédité, il s’agit de « L’âme de tout apostolat » de Dom Chautard, qui entre en contact avec le Père et lui rend visite entre 1886 et 1888. Jean Baptiste Chautard avait fréquenté l’œuvre Allemand dans les années 1870. Entré à la Trappe, avant d’être le Père Abbé de l’abbaye de Sept Fons, il est économe de celle de d’Aiguebelle. Le Journal de l’œuvre parle de l’un de ses séjours à l’œuvre en 1888 : « Voulant utilement évangéliser les 150 ouvriers dont 40 enfants de sa chocolaterie, il ne se contenta pas d’acheter les ouvrages du Père et de s’instruire de sa bouche, mais voulut voir et d’heure en heure ne partit que le soir à 8 heures, questionnant sur tout, demandant des formules claires et pratiques et des procédés sûrs et évangéliques pour arriver à bonne fin, sans s’inquiéter du temps que demandera la floraison ». Dès la première édition de son livre, de son best-seller, il cédera la parole au Père Timon. Dans son chapitre « Base, fin et moyens d’une Œuvre doivent être imprégnés de vie intérieure », il rapporte la « leçon qu’il a reçue du Père Timon aux débuts de son ministère sacerdotal » : « toute œuvre bâtie sur l’humain est appelée à périr, et seule l’œuvre qui vise le rapprochement de Dieu et des hommes par la vie intérieure est bénie par la Providence ». le grand moyen, c’est un noyau fervent, lui-même conditionné par « l’accumulation, en l’apôtre lui-même, de la vie d’oraison » . Dom Chautard présente comme une « grâce » le fait de « comprendre la thèse du Chanoine Timon-David ». « L’âme de tout apostolat » sera publié non seulement en français mais aussi en une dizaine de langues étrangères. Par ce moyen inattendu le Père Timon et sa Méthode seront connus dans le monde entier.

Comme nous l’avons déjà dit, les cinq dernières années de sa vie voient la santé du Père s’affaiblir. Il souffre de bronchites à répétition, en Mai 1887 il fait une crise cardiaque… une bronchite dure du 1° Septembre 1888 à Février 1889, le laissant épuisé ; en décembre 1889 il est frappé par l’épidémie d’influenza qui frappe toute l’Europe. En 1890, quatre nouvelles bronchites ; il pense qu’il en mourra. En Janvier 1891, trois semaines de maladie suivies de deux mois de rémission durant lesquelles il reprend ses activités jusqu’au 7 Avril. Après avoir présidé les offices de la semaine Sainte il part le 6 avril se reposer à la Viste ; à peine arrivé il se sent indisposé. Il revient le 7 au matin à l’Oeuvre-Mère. C’est la rechute de la même maladie., une nouvelle congestion pulmonaire. Le Vendredi 10 avril, le médecin reste rassurant. Le Père se confesse. Un ancien vient le voir et repart à son travail. Vers 3 heures de l’après-midi, il est seul avec le Père Aillaud qui est venu lui tenir compagnie en disant le bréviaire à côté de lui. « Pourquoi vous déranger ainsi, lui dit le Père, ce n’est pas utile, je ne suis pas malade ». le Père Aillaud dit qu’il va dire Matines. Le Père lui répond « Je vais moi-même dire Complies pour saluer avec l’Eglise le déclin du jour ». Arrivé, selon les réflexions du Père Aillaud au verset « En tes mains, Seigneur je remets mon esprit », le Père pousse un cri de douleur en gémissant et laisse tomber son bréviaire. « Qu’y a-t-il Père ! Où souffrez-vous ? » « Là » répond le Père en appuyant ses deux mains sur le cœur. Un cri s’échappe de ses lèvres contractées, son visage devient couleur de cire. « C’est aujourd’hui, Vendredi, le jour des prêtres du Sacré-Cœur ; Je vous donne l’absolution » lui dit le Père Aillaud. Poussant un nouveau cri déchirant le Père incline sa tête dans les bras de son premier disciple, le Père Aillaud. C’était vers 3 heures de l’après-midi, le Vendredi 10 Avril, jour anniversaire le mort de Monsieur Allemand. Le lendemain, après l’autopsie qui révèlera que le Père Timon est mort d’une rupture de l’aorte, on prend son sang qui sera conservé dans de nombreuses ampoules. Son cœur sera placé, selon ses volontés, dans la chapelle de l‘œuvre dans une cassette près de celui de sa mère. Le corps du Père est exposé à la chapelle où une foule se relaie pour prier jusqu’au Dimanche matin, jour des obsèques. La messe des funérailles est célébrée par le Père Aillaud dans la chapelle trop petite pour accueillir tout le monde. A l’issue de la messe, le Père Cayol lit le Testament spirituel du Père. Puis le cortège part jusqu’à l’église Saint Cannat, cathédrale provisoire. Le cercueil, après avoir fait le tour de l’œuvre, est porté tout au long du trajet par les anciens « décorés du Sacré-Cœur » ; plus d’un millier d’anciens composent le cortège ainsi que la communauté, l’œuvre, sa famille, une centaine de prêtres, le Chapitre cathédral dont était membre le Père, et toute une foule d’amis et connaissances. L’absoute est présidée par l’évêque, Monseigneur Robert ; puis la foule prend le chemin du cimetière. Plus tard, le 23 Mars 1893, les restes du Père seront placés, selon son désir, au milieu de la Chapelle de son Œuvre. La renommée du Père était très grande. On peut prendre pour preuve le que, très rapidement, le Père Villalta, des Ecoles Pies d’Espagne faisait paraître un article dont le titre est « La mort d’un saint et d’un sage » On peut y lire ceci : « Quelques instants après sa mort, le téléphone annonçait son décès à tout Marseille… un deuil général afflige instantanément la populeuse capitale de la Provence, des visiteurs arrivent sans interruption, comme des pèlerins, pour prier et vénérer le corps exposé… Une foule immense vint visiter l’illustre dépouille. Mais cette foule ne venait pas tant pour prier que pour vénérer comme un saint le père de jeunesse. Telle était l’opinion commune du peuple de Marseille ».

à suivre