Épisode 4
Au Séminaire de Saint-Sulpice à Paris ( 1842-1846)

« Prêtre auprès de ma mère ». Telle est l’idée de Joseph-Marie Timon-David quand il quitte le Collège Saint Michel de Fribourg ; en d’autres termes prêtre diocésain à Marseille. Pourquoi donc ne pas rester dans sa ville natale mais de nouveau en partir pour aller pendant plusieurs années au séminaire de Saint Sulpice à Paris ?

Madame Timon-David est derrière cela. Conseillée par le Père Barelle, Jésuite de Fribourg, elle tient à ce que son fils aille à ce séminaire réputé. Pour elle le séminaire diocésain de Marseille, ce n’est pas ce qu’il faut pour son fils. Elle veut pour lui un séminaire à la hauteur de ce qu’il a reçu à Fribourg. Encore faut-il que l’évêque de Marseille, Monseigneur Eugène de Mazenod soit d’accord ! Or il a son caractère bien trempé ; la partie n’est pas gagnée d’avance ; mais Madame Timon-David saura en venir à bout et le convaincre. Monseigneur de Mazenod finit par céder. « Je ne puis pas prendre une telle responsabilité, dit-il ; qu’il aille à Paris, mais j’y mets pour condition que c’est moi qui l’ordonnerai prêtre ». « C’était la condition qu’il imposait à tout le monde, écrira le Père Timon, et je ne demandais pas mieux que de dire ma première messe à côté de ma mère sans la faire voyager à Paris ».

Etrange jeune homme que ce jeune de 19 ans qui ne vit depuis son enfance que pour le sacerdoce et dont le surnom en famille est « l’abbé » mais dont la facilité à aimer les mondanités déroute si facilement. Durant ses dernières vacances, avant le départ pour Paris, on le voit faire du cheval sur les routes ensoleillées de Provence, présider aux aménagements d’une bastide de famille, animer de sa joyeuse humeur les réunions de la belle société…. Et que dire de son habit pour partir au séminaire. Laissons-le raconter ! « Permettez-moi ce petit détail : le Comte d’Artois, plus tard le Roi Charles X, étant venu à Marseille, la ville lui donna un bal au grand théâtre ; on n’y était reçu qu’en culotte. Mon vieux père, invité, avait fait faire pour la circonstance deux indispensables en une étoffe qu’on appelait alors du drap de soie. Ma mère les fit recouper à ma taille et j’eus, sans doute, les plus belles culottes de tout le clergé de France… Mais hélas ! la première fois que je les mis à Saint Sulpice, elles éclatèrent successivement à la première génuflexion. Elles avaient vieilli depuis 1815 dans les tiroirs de la commode de mon père. » Mais en même temps « c’est avec un rare bonheur et l’enthousiasme que je mettais en toute chose, que je me revêtis de ma sainte soutane que je n’ai pas quittée une minute depuis plus de quarante et un ans, excepté pour me coucher » écrira t-il à la fin de sa vie. Car, dès la retraite spirituelle d’entrée au séminaire en Octobre, Joseph prend de solides résolutions pour correspondre à l’appel entendu. « Convaincu que Dieu ne m’a appelé dans cette sainte maison que pour faire mon salut et apprendre à travailler plus tard au salut des autres, je m’appliquerai surtout à maintenir en moi un grand esprit de recueillement, à observer parfaitement la règle générale et mon règlement particulier, enfin à pratiquer le renoncement le plus absolu à moi-même et à toutes les volontés et mes désirs ». Mais l’atmosphère à Saint Sulpice est glaciale. Cela change beaucoup de l’esprit de famille de Fribourg.

A Paris le ciel est gris. Sa chambre située au quatrième étage, sous les combles, a une seule fenêtre « étroite et percée » qui donne sur un tout petit coin de ciel qu’envahissent encore les deux grands bras d’un télégraphe. Dans une maison humide la cloche scande à heures fixes une vie qui se déroule dans un silence impressionnant. Et Joseph, méridional dans l’âme et en actes, se demande, anxieux, à quel moment du jour ou de la nuit, il y a moyen de rire dans l’austère maison.

Bien vite il ne peut plus se contenir ; sa voix chaude et son rire sonore ensoleillent la grisaille parisienne et résonnent dans les couloirs. « Un soir -raconte t-il dans ses Souvenirs- comme j’avais ri plus que jamais à la récréation, Monsieur Lehir, m’abordait et me dit : “Mon enfant, c’est bon de rire, mais la gravité cléricale défend ces excès ; il faut y mettre plus de modération”. Je monte tout penaud chez Monsieur Galais et lui raconte ma mésaventure. ‘Dites à Monsieur Lehir, me répond Monsieur Galais, que c’est moi que la chose regarde ; je vous ordonne de rire, et encore plus. Je ne me le fis pas dire deux fois ».

Car si les débuts furent un peu difficiles, Joseph a bien vite fait de découvrir qu’à Saint Sulpice, comme à Fribourg il pourrait avoir de vrais amis et de vrais pères, en particulier Monsieur Galais qu’il choisit pour confesseur. En lui il va trouver un autre Père Jeantier qui le comprend, l’aide et le soutient. « Monsieur Galais était tout cœur ; il s’attacha vivement à moi et moi à lui, et grâce à sa bonté extrême, je ne trouvai aucune différence avec Fribourg. J’y aimais, on m’y aimait, n’était-ce pas la même chose ? »

Les séminaristes étaient divisés pour ainsi dire en trois clans. D’un côté les « mystiques , c’étaient de saints jeunes gens, plus que confits en dévotion, mais d’une dévotion austère… », de l’autre « une bande d’élèves mondains, mauvais esprits, peu édifiants ». Au milieu se trouvait la majorité que l’excès des premiers refroidissait et que le mauvais exemple des seconds risquait de gâter. « C’est ce qui effrayait Monsieur Galais, écrit le Père Timon. Il avait trouvé en moi le type qui lui plaisait. J’étais pieux, pur, plein de foi et surtout très bon esprit, très attaché à mes maîtres, ayant horreur de ces tristes séminaristes peu édifiants, mais non moins éloignés par ma nature de ces exagérés mystiques, et voilà pourquoi Monsieur Galais me soutenait avec tant d’amour et d’affection. Pour le cœur j’avais retrouvé le Père Jeantier, avec plus de gravité, de sérieux, un parfait directeur de séminaristes plutôt que d’enfants, ce qui était la spécialité du Père Jeantier ».

Toutefois, un point opposait le jeune abbé Timon-David à son maître. Monsieur Galais était gallican, comme la majorité des Sulpiciens du séminaire. « Le gros de la compagnie de Saint-Sulpice était gallican, avec Monsieur Carrière en tête. Monsieur Galais était leur trompette éclatante ». Formé à Fribourg par les Pères Jésuites, le jeune Timon était farouchement opposé à cet esprit d’indépendance à l’égard du Saint-Siège qui animait depuis des siècles le clergé français. Aussi de suite, le jeune abbé Timon se déclare pour Rome et le Pape, et se fait parmi ses collègues séminaristes le champion des Ultramontains et l’ardent défenseur du Pape. « Comme nous nous aimions beaucoup, dit le Père Timon en pensant à Monsieur Galais, à toutes les récréations nous étions ensemble, et neuf fois sur dix, nous nous disputions sur les ‘quatre articles’. Le pauvre homme, qui avait peu de santé, s’essoufflait, s’épuisait à me convaincre. Je lui tenais tête… Notre grand champ de bataille était le bréviaire romain que je défendais avec ardeur, en droit et en fait. Il n’était bruit au Séminaire que de nos débats ; tout le monde en riait ». Mais les plaisanteries, les caricatures humoristiques représentant l’abbé Galais battant en retraite, ne pouvaient remplacer les preuves fondées sur l’Ecriture et la Tradition. Or, Joseph apprend que Dom Guéranger, illustre défenseur de la cause ultramontaine et de la liturgie romaine, se trouve à Paris, à son prieuré de Notre-Dame des Champs. Il lit, ou plutôt dévore l’écrit de Dom Guéranger, les ‘Institutions liturgiques’ et désire vivement pouvoir le rencontrer. La chose finit par pouvoir se faire. Première rencontre qui aura de grandes conséquences pour toute la vie de Timon-David. Certes, Dom Guéranger, à qui Timon-David, soumet les cours de Monsieur Galais, fournit au séminariste des arguments pour ses discussions théologiques contre son maître avec son ami Gaston de Ségur. Mais surtout, Dom Guéranger aide Joseph à acquérir un profond esprit liturgique doublé de connaissances très sérieuses en la matière, au point que notre jeune séminariste compose une « réponse à la dissertation de Monsieur Galais en faveur du Bréviaire Parisien » et une étude sur « L’office de l’Avent » d’un talent polémique et surtout d’une érudition qui étonnent. Aussi entre lui et Dom Guéranger naît une amitié profonde, une des plus fidèles et des plus illustres amitiés dont sera fier le Père Timon, mais Dom Guéranger de son côté, dira qu’après ses frères bénédictins, il n’y avait aucun prêtre en France qu’il n’ait aimé autant que le Père Timon. Tout cela fera grandir en Joseph l’amour de la liturgie romaine, l’attachement viscéral au Pape. « « Ma famille m’avait fait royaliste ab ovo (dès ma conception) ; Fribourg me donna l’horreur du libéralisme par les lectures que j’y fis ; Saint-Sulpice me fit ultramontain ».

La deuxième année, Monsieur Icard, directeur des catéchismes met Joseph au petit catéchisme des garçons. Il y restera trois ans. La première année il a pour chef « le saint Monsieur Lanurien, mystique entre les mystiques qui entra chez les Pères du Saint Esprit et qui fonda le séminaire français à Rome » ; les deux années suivantes il en sera le chef. « il y avait alors plus de deux cents enfants ». Qu’il soit formé à la méthode catéchétique de Saint-Sulpice, c’était la volonté de Monseigneur de Mazenod. « Il avait été autrefois catéchiste à Saint-Sulpice. Il savait par sa propre expérience tout le bien que font ces réunions. Son intention formelle était de les établir sur le modèle de ce célèbre séminaire dans toutes les paroisses de Marseille. Selon ses désirs on m’avait fait chef d’un catéchisme à Saint-Sulpice ; j’en possédais la méthode. Il me chargea de les établir de la même manière » écrira plus tard le Père Timon. Pour l’instant il se lance avec fougue et grande foi dans cet apprentissage, sans savoir que cela sera un précieux acquis pédagogique pour son ministère futur.

Le 1° Juin 1844 est l’heure du sous-diaconat. A l’époque c’était le moment de l’engagement définitif dans le célibat. Joseph se donne à Dieu de tout son cœur. « Les paroles me manquent pour exprimer ce que je sens ! Quoi, mon Dieu, vous avez daigné agréer mon sacrifice, je suis à vous pour toujours, lié par des liens que rien ne peut rompre, ni dans le ciel, ni sur la terre ni dans le temps ni dans l’éternité… Mes souhaits sont enfin accomplis, ce que je désirais depuis que j’ai l’âge de raison vient d’arriver. Je suis à Dieu, à Dieu pour toujours ! Que rendrai-je au Seigneur ? Vous avez tout fait jusqu’ici, ô mon Dieu : continuez de grâce ! Ne laissez pas un instant votre petit enfant qui n’espère qu’en vous….. Marie, ma bonne mère, c’est par vous que passeront toutes les grâces que Dieu me donnera pour les accomplir fidèlement ; augmentez-les, répandez-les avec profusion sur moi, pour que je vous aime toujours, vous et votre divin Fils, maintenant et dans toute l’éternité. Ainsi soit-il ! O mon Dieu, ainsi soit-il ! ». Tel est le début de ses notes de retraite de préparation au sous-diaconat ! C’est toujours le Joseph passionné du Seigneur, désireux de n’appartenir qu’à Lui avec un cœur chaste et pur, libre et détaché ! C’est pour lui le couronnement du don de soi fait à Fribourg six ans auparavant, le 8 Juillet 1838 !

Les études vont continuer. Joseph se passionne de plus en plus pour l’activité catéchétique. Il brûle d’un grand désir d’annoncer Jésus-Christ aux enfants, de le faire régner dans leurs cœurs. Déjà vit en lui la flamme qu’il voudra transmettre plus tard, ce zèle d’amour ! En 1845 il est ordonné diacre. Le temps avance, les mois s’écoulent. Plus qu’un an et il sera « prêtre auprès de sa mère », mais le Seigneur n’a pas fini de lui dévoiler Ses plans et les projets de Son Cœur. Une rencontre toute à fait inattendue va ouvrir une voie imprévue !

à suivre…