Épisode 8
Les débuts d’un directeur autonome (1849-1855)

Ayant rompu avec les Messieurs Allemand, tout en étant encore aidé par deux d’entre eux, voilà le Père Timon devenu un Père de Jeunesse autonome. Mais l’avenir n’est pas très assuré. La convention signé le 24 Novembre 1849 avec les Messieurs Allemand fait qu’il passe d’un système où tout lui était assuré à un autre où il doit tout trouver par lui-même.

Il n’a que 19 francs en caisse. Encore lui faut-il acheter un décalitre d’huile qui lui coûte 22 francs. « Je débutais par un déficit ». Le voilà dans une situation qui empêche de dormir : la crainte de voir à tout instant tout disparaître faute de pouvoir aller de l’avant.

Il va lui falloir trouver de l’argent, et pour cela frapper à diverses portes. Il demande au Conseil Général dont son frère Gabriel est membre ; il écrit au Préfet lui expliquant le bien fondé social de son œuvre ; il commence à écrire ce qu’il fait ; il sollicite son évêque qui s’inscrit en tête de la liste des souscripteurs. A ces premières quêtes de 1849-1850, 121 souscripteurs donnent 1394 francs, l’année suivante, ils sont 303, la suivante 480. Puis il va solliciter en 1850 le Conseil Municipal qui, le 16 Février 1850, lui alloue 1000 francs par an, puis il demande à la Chambre de Commerce. En 1851 il demande au Ministre de l’Intérieur ; en 1852 il osera même chercher à atteindre le Prince-Président, futur Napoléon III qui, en 1853 fait à l’Oeuvre un don de 100 francs ; Le Père Timon ira à Paris pour essayer de faire transformer ce don en allocation fixe. Il fait tout avec audace pour assurer l’existence de l’œuvre et avoir le soutien moral des autorités, d’autant que les besoins se font pressants ; le nombre augmente, les locaux se font trop exigus ; il faut construire sur un terrain qui à tout instant peut être récupérer. Il vit au jour le jour. Et pour que ses enfants puissent venir “jouer et prier” il lui faut devenir quêteur, et cela lui coûte : « Je me réduisis donc pour vous, mes chers enfants, au plus dur des métiers, à celui de quêteur. Quelle peine physique et surtout morale ! Jamais vous ne pourrez vous en rendre compte ! Balayer la maison, orner la chapelle, moucher les lampes, garnir les quinquets et le reste ; vous faire jouer, vous confesser, vous prêcher, vous soigner dans vos maladies, tout cela je ne le trouvai pas pénible, l’activité de la jeunesse me le rendait facile. Mais quêter du matin au soir, pendant plusieurs mois, plusieurs années de suite ! O âme tu coûtes si cher ! » . Plus tard il résumera le prix des âmes dans l’une de ses célèbres phrases : « Les âmes coûtent de l’argent, des larmes et du sang ».

L’important c’est que l’œuvre existe, et elle existe bien à la rue d’Oran. Une magnifique cour mais sans ombre les jours d’été ; un hangar qui pourrait protéger de la pluie si ses cloisons ne laissaient pas passer l’eau et le vent si bien que les lampes, à peine éclairées, s’éteignent. Les bâtiments sont étroits, pauvres, transformés comme on peut en salle de jeux. La chapelle est toujours la fameuse salle d’auberge, certes assez large, pour les 36 premiers participants de la messe du 1° Novembre 1847, mais à présent on y est plus que serré ! On fait avec ce que l’on a, à savoir pas grand chose, pour essayer que les célébrations liturgiques soient belles ! Il y a bien un orgue, mais il n’y a pas d’organiste. « Je me mis à apprendre l’orgue, écrit le Père Timon, et à le tenir tous les dimanches aux Vêpres, soufflant avec les pieds, jouant avec les mains, chantant de toutes mes forces, pinçant les choristes inexpérimentés ou endormis, menaçant du gestes les enfants dissipés ». Les processions, elles sont réussies mais la liturgie subit beaucoup d’entorses. Le Père Timon a beau mettre par écrit les cérémonies, préparer les choristes, ils ne savent rien exécuter. « Que d’impatiences, de vivacités, de colère même ! »

Sur la cour on joue, on crie, on rit, et le Père Timon donne le ton. Partout présent, il encourage, plaisante, rit le premier, entretient l’ardeur des jeux et l’initiative de ses jeunes et premiers grands. Les Compagnies mettent de la vie dans toutes les activités ! On invente ; tout est prétexte pour donner vie et entrain à la vie de l’œuvre. L’important, c’est que les jeunes soient là présents sur la cour. Le jeu, c’est le deuxième but de l’œuvre. Le premier c’est la piété, graver Jésus Christ dans les cœurs. Mais le jeu est le second but. On vient à l’œuvre pour jouer. Et on joue avec n’importe quoi. « cinquante enfants s’amusent plus avec un balle de deux sous qu’avec les jeux les plus coûteux » écrira le Père. Quand les enfants jouent bien, c’est que tout va bien : « Quand les enfants courent et crient, tout va bien dans la cour ; quand je n’entends pas de bruit, je cours vite voir ce qui se passe ; les enfants me semblent en danger » Expérience d’un homme de terrain !

On vient de plus en plus nombreux à l’œuvre ; mais le nombre n’intéresse pas le Père. On ne peut pas faire tout le bien qu’il y a faire, mais il faut bien faire le bien que l’on doit et peut faire.

Le premier objectif du Père Timon est de former spirituellement les jeunes qui fréquentent la maison. Plus tard il l’écrira en présentant sa Méthode : « former les enfants à la piété, aux vertus et même à la perfection chrétienne, voilà le but principal de notre Œuvre, l’objet de tous nos soins, la fin où tendent tous nos efforts ». L’œuvre c’est l’œuvre du Sacré-Cœur. Les jeunes qui la fréquentent, après un temps de préparation se consacrent au Sacré-Cœur promettant de se mettre à son service en l’honorant par toute leur vie et en étendant son règne autour d’eux, en d’autres termes plus actuels, en répondant à l’amour de ce Cœur qui a tant aimés les hommes, par un amour vrai et concret, en actes, en lui ressemblant et en le faisant connaître et aimer. L’œuvre, c’est le terrain d’exercice privilégié pour vivre cet engagement, mais il faut le vivre aussi en dehors de l’œuvre.

Ces jeunes, consacrés au Sacré-Cœur, sont pour le Père Timon les vrais membres de l’œuvre, ce sont les « congréganistes ». Au XXI° siècle ce sont les membres de la « Fraternité timonienne du Cœœur de Jésus ». Mais, chacun avance à sa vitesse dans l’amitié avec le Seigneur. « Les âmes se soignent une à une ». Le Père Timon a connu les « Associations » à l’œuvre Allemand. Ce sont des groupes d’approfondissement spirituel et apostolique dont sont membres les ‘congréganistes’ qui peuvent davantage. Pour les moins de 16 ans il créé le 18 Juin 1848 l’Association des « Saints Anges » et un an après le 19 Mars 1849, pour les plus de 16 ans, celle du Sacré-Cœœur et de Saint Joseph. « Noyaux » essentiels au fonctionnement de l’œuvre, leur premier but est de permettre à chaque jeune de progresser spirituellement et par le fait même de donner un élan et un dynamisme spirituels à l’ensemble de l’œuvre. C’est parmi eux que le Père Timon choisit ceux qui exercent tout au long de l’année les principales « charges », fonctions confiées périodiquement aux jeunes pour le bon fonctionnement de l’œuvre. Le Père Timon donne les premières charges le 1° Novembre 1848, un an, jour pour jour, après l’ouverture de l’œuvre.

Un tel fonctionnement, dont le but premier et constant est “la sanctification de la jeunesse ouvrière”, selon l’expression même du “vœu de servitude”, ne pouvait donner que de bons fruits, certains seront excellents. Certains étaient imitables, de vrais petits saints. Le Père Timon écrira la vie de certains d’entre eux, décédés prématurément, en particulier Victor Bouisson qui, dès 1846, fréquentait le catéchisme de persévérance et qui avait suivi le Père à la rue d’Oran. Garçon infirme mais magnifique de vertu, qui se proposera comme auxiliaire du Père, mais qui meurt âgé de 20 ans !

L’œuvre grandissait en nombre ; la piété des jeunes gens, cette manifestation amoureuse de l’attachement à Jésus-Christ, faisait la joie du Père Timon. L’œuvre n’était pas une garderie pour jeunes ouvriers ; elle était réellement un lieu d’Eglise pour eux ; elle était leur communauté chrétienne, c’est là qu’il vivait en Eglise. Le Père Timon voulait tant que l’Eglise le reconnaisse par la voix de l’Evêque de Marseille, Monseigneur Eugène de Mazenod, qui d’ailleurs, appréciait énormément le travail du jeune abbé Timon-David, tant à l’œuvre que dans le diocèse. Le Père était aumônier du Pensionnat des Frères jusqu’en 1850, date à laquelle il devient aumônier de l’Ecole des Mousses, charge difficile à laquelle il se dévouera pendant 10 ans. Les Mousses venaient aussi à l’œuvre tous les dimanche après-midi.

En 1852 deux évènements vont mettre du baume sur le cœur du Père Timon et l’encourager à continuer l’œuvre entreprise.

Le premier concerne le local. Il était devenu vraiment trop petit. Mais que faire sur un terrain qu’à tout instant on risque de perdre. Le Père essaie de dialoguer avec les Messieurs Allemand en vue de modifier la convention de 1849. Mais aucun résultat. « Un jour donc que nous n’avions plus d’espoir, c’était le 15 Août 1851, les membres de la Réunion du Sacré-Cœur ont résolu de réciter tous les jours les Litanies du Sacré-Cœur pour obtenir de Notre Seigneur la réussite d’un projet qui doterait l’œuvre d’un local. Si ce projet réussit, tous s’engagent à offrir au Sacré-Cœur de Notre Seigneur deux communions le premier vendredi de chaque mois, comme marque de reconnaissance. » Victor Bouisson est désigné par ses camarades pour signer au nom de tous. Le 19 Mars 1852, Fête de Saint Joseph, patron du Père Timon, une nouvelle convention était signée, assurant la jouissance du local jusqu’au 29 Septembre 1866. Le Père Timon va aussitôt se lancer dans des aménagements indispensables : le 3 avril arrivée de l’eau du Canal, démolition du hangar et nouvelles constructions. Le 22 avril, pose de la première pierre de la « grande maison » destinée à la fois à l’œuvre et au logement de son Directeur. Le 12 septembre, inauguration de la grande salle et des salons du premier. Le 29 septembre, le Père quitte son appartement du 42 Cours Devilliers et vient habiter à l’Oeuvre, avec sa mère qui le seconde dans les détails de la vie de l’œuvre. Le nouveau bâtiment est béni le 1° Novembre 1852. Le voilà au large pour 14 ans ! et il a vu large : le second étage est destiné au logement des futurs membres de la Communauté. Il avait donc une idée en tête !

Mais en attendant arrive le 20 Novembre 1852. Ce jour-là est l’un des plus beaux et prometteurs de l’histoire de l’œuvre timonienne. Début Novembre 1852 le Père Timon oralement demande à Mgr de Mazenod de reconnaître officiellement, canoniquement, l’œuvre de la jeunesse ouvrière comme œuvre du Sacré-Cœur. Le 12 Novembre il met par écrit sa demande, et le 20 Novembre Mgr signe le mandement par lequel il érige canoniquement l’œuvre de la Jeunesse pour la classe ouvrière et la communauté qui s’y est formée ; il donne pour patron à ces deux associations le Sacré-Cœur de Jésus. L’évêque viendra promulguer cette double reconnaissance le 16 Janvier 1853 à l’œuvre. Jour de fête, de joie et d’action de grâces pour le Père Timon et tous ses jeunes !

L’Œuvre est bien l’œuvre du Sacré-Cœur ! L’Eglise par la voix de l’évêque l’a reconnu et promulgué ! L’œuvre et “la communauté qui s’y est formée” dit le mandement. Cela peut surprendre car, qui dit communauté dit communauté religieuse ! Or il n’y pas de communauté dans cette maison le 20 Novembre 1852 ; et pourtant le Père Timon a fait construire le 2° étage du bâtiment béni le 1° Novembre pour les “futurs membres de la communauté”. Il a donc bien des intentions !

Depuis 1850, il apparaît que le Père Timon pensait qu’il lui fallait une communauté religieuse au service de l’oeuvre, mais la situation de l’œuvre était si fragile ! Une âme d’élite, Victor Bouisson avait les dispositions requises et était disposé à cela, mais … !

Aussi lors de leur rencontre de Novembre 1852, le Père expose ses intentions à son évêque : faire appel à une communauté religieuse ; l’évêque l’en dissuade. Magnifique conversation relatée par le Père lui-même :

« Vous voulez confier votre Œuvre à une société religieuse, je vous le permets, c’est-à-dire que je ne m’y oppose pas, je comprends que vous ne pouvez tenir tout seul à un si grand travail ; mais je n’approuve pas ce projet . Vous vous adresserez à un ordre qui acceptera très volontiers votre maison afin d’avoir un pied sur la Méditerranée, en face de Rome et des missions, mais qui n’entendra rien à la direction de votre Œuvre, en fera son accessoire, et vous aurez la douleur de la voir périr de votre vivant en voulant la perpétuer après votre mort.

> Mais Monseigneur, je demeurerai à l’œœuvre, je continuerai à la diriger.
> Ne croyez pas cela ; je suis fondateur et supérieur général d’un ordre, je connais les religieux mieux que vous ; vous ne pourrez pas vous entendre avec eux : ou vous les renverrez ou ils vous renverront.
> Mais alors, Monseigneur, je dois nécessairement périr ?
> Non, il y a un autre moyen bien plus sage : réunissez quelques uns de vos jeunes gens, les plus pieux et les plus dévoués ; il n’est pas possible que vous n’en trouviez pas dans un si grand nombre. Vous les formerez vous-même peu à peu, cela vaudra mieux que des étrangers à notre pays, ils auront nos mœurs et notre langage ».

Et comme je soulevais mille objections, Mgr de Mazenod ajouta :

« Du reste, je ne vous défends pas d’essayer, adressez-vous ailleurs, mais nous ne réussirez pas, parce que ce projet n’a pas la bénédiction de votre évêque ». Et comme je lui demandais sa bénédiction en me retirant, « je vous bénis vous de tout mon cœur, mais pas votre projet ». Il va toutefois frapper à la porte de plusieurs congrégations, et durant plusieurs années, en particulier à celle des Frères de Saint Vincent de Paul, des Oratoriens, des Sulpiciens, des Scolopi, des chanoines du Latran.. mais toutes ses démarches échouent. Il lui faudra suivre les conseils de son évêque et choisir parmi les siens les premiers membres de cette communauté. Dès 1853 un essai de communauté se fait jour. Tous s’arrêtent en route, un seul persévère, Victor Bouisson, mais la maladie l’emportera le 19 Janvier 1854.

L’année 1852 a été une magnifique année, pleine de grâces et de promesses ! Mais une grande épreuve va le toucher bien vite !

Lui si sensible va être affectée par la mort d’un être cher ! Déjà en 1850, son frère Gabriel, qui lui avait toujours d’un grand secours et de bon conseil est décédé. La mort de Victor Bouisson le touchera ; mais la plus grande douleur le frappe le 1° Mai 1853 : sa mère, meurt. Il avait voulu « être prêtre auprès de ma mère ». Présente à tous les tournants de sa vie, Madame Timon-David avait conduit son fils de bout en bout jusque là où Dieu voulait. Depuis le retour du Séminaire ils vivaient ensemble. Elle partageait tout de la vie de son fils, s’occupant de lui personnellement et de son “ménage” mais agissant aussi en réelle collaboratrice de l’œuvre. A la suite de ce décès reviendra à l’esprit du Père un vieux rêve, celui de quitter le monde et de se faire moine bénédictin. Son devoir envers l’œuvre le retient ainsi que les conseils de celui que le Seigneur a mis sur sa route depuis 1850 et qui l’aidera à tout quitter pour le Sacré-Cœur en vivant au service des jeunes ouvriers : le Père Jean du Sacré-Cœœur, Victime du Sacré-Cœœur, qui sera son confesseur durant 31 ans. Il sera le Père de son âme adulte et l’aidera à avancer sur les chemins de la perfection. Homme de grande sagesse et de discernement, il sera toujours de bon conseil pour le Père Timon, qui écrira sa vie.

En 1854 il se verra attribuer deux fonctions qui auront de l’importance dans sa vie. Le 21 Janvier il est nommé ‘ Délégué Cantonal pour la surveillance de l’instruction primaire dans la Ville de Marseille », il le restera 14 ans. Et le 7 septembre il est admis à l’unanimité comme membre de la Société de Statistique, d’Histoire et d’Archéologie de Marseille, il le restera jusqu’à sa mort. Cela l’aidera à trouver un dérivatif aux aspects pénibles de son ministère mais aussi un moyen pour mieux faire connaître l’œuvre et son ministère, en particulier lorsqu’il sera invité à écrire et à publier ses écrits. Le Père est toujours aidé par des Messieurs Allemand. Mais bientôt cela va s’arrêter. Un nouveau conflit éclate entre le Père Timon et Monsieur Brunello, la cause en étant un différent concernant le « Manuel de piété » que le Père a composé et dont Monsieur Brunello se dit propriétaire. De toute façon à présent l’œuvre est fondée sur elle-même. La collaboration avec les Messieurs s’achève le 14 Janvier 1855.

à suivre…